
Vous auriez dû faire cet Onéguine en janvier 2021 mais les représentations ont dû être postposées en raison du Covid. Votre vision de 2024 a-t-elle changé ?
J’imagine que oui. Le décor et les costumes ont été fabriqués en 2020 par les ateliers du Capitole mais la pandémie nous a beaucoup déboussolés artistiquement, humainement, intimement, et je le sens particulièrement dans cette œuvre introspective. Ça ne sera pas tout à fait comme si nous l’avions fait en janvier 2021. Cet Onéguine de 2024 portera fatalement les séquelles et les découvertes de ce que l’on aura pu vivre collectivement ou personnellement, de notre rapport blessé au temps dans un monde qui change à toute allure sans que nous comprenions où il va.
J’ai découvert Eugène Onéguine en 2008, à la Staatsoper de Berlin et par le disque. La dimension mélancolique de l’ouvrage, l’orchestration orageuse, les fresques chorales typiquement russes : tout m’a ému tout de suite. Et puis après le choc pour la musique, il y a eu le choc pour le roman en vers de Pouchkine, novateur et kaléidoscopique. Le narrateur y distille une douce ironie qui fait flotter sur la tragédie un étrange parfum de gravité et de légèreté. Il nous donne accès à une réalité protéiforme et insaisissable que nous avons essayé de refléter à travers un décor à deux niveaux superposant les actions mais aussi les strates de réalité, entre concret et onirisme.
Quelles autres sources littéraires ont permis d’éclairer votre vision d’Onéguine ?
Je me suis nourri de littérature russe, en particulier Oblomov de Gontcharov, dont l’atmosphère de torpeur provinciale se retrouve particulièrement dans notre acte I. Il y a aussi Anna Karénine de Tolstoï avec le destin aliéné d’Anna Karénine qui m’évoque celui de Tatiana. Je citerai également les nouvelles de Gogol, notamment La perspective Nevsky, avec le peintre Piskariov qui se réfugie dans le rêve, l’opium et une vision fantasmatique des bals de Saint-Pétersbourg pour échapper à un quotidien morne. Parallèlement, ce sont les dramaturges Anton Tchekhov et Ivan Viripaev, que j’ai déjà abordés à la scène, qui me sont revenus à l’esprit par leur faculté de faire coexister drame et humour.
Comment voyez-vous le personnage d’Onéguine ? Un éternel insatisfait ou un dandy orgueilleux ?
Le personnage d’Onéguine est difficile à saisir, il coule entre les doigts comme de l’eau ! Il fait partie de ce genre de personnages délicats à capter, comme Hamlet ou encore le « héros de notre temps » de Lermontov, « l’homme sans qualités » de Musil, le Don Juan de von Horváth. Ces figures ont en commun d’être des « hommes de trop », figures modernes et amères relativement privilégiées, qui font l’expérience d’une certaine vacuité de leur époque mais aussi du réel. À mes yeux, Onéguine s’inscrit dans cette filiation crépusculaire, ni tout à fait cynique, ni tout à fait dépressive, profondément changeante, irrésolue, perdue.
Au fond, l’histoire d’Eugène Onéguine est-elle seulement une histoire d’amour ?
A travers l’impossible histoire amoureuse qui relie Onéguine et Tatiana, Tchaïkovski et Pouchkine s’interrogent sur le temps qui passe, les destinées contrariées, et le contre-temps qui vient souvent bousculer nos existences de façon acide et gratuite. Leur œuvre pose également la question des fantômes qui nous habitent, à travers nos fantasmes, nos souvenirs, nos culpabilités, nos reniements et nos idéaux. C’est une partition à l’efficacité émotive immédiate mais qui nous ramène à une grande profondeur existentielle.
Vous enchaînerez cet été avec une mise en scène d'Armide en Suède. Est-ce un événement ?
Dans une certaine mesure oui : aucun opéra de Lully n’a encore été donné au Théâtre royal de Drottningholm. Pourtant, il y a une grande histoire d’amitié entre la France et la Suède. Ne serait-ce parce que ce lieu a des racines françaises : il doit beaucoup à l’architecte français du XVIII° siècle Louis-Jean Desprez. On y a déjà donné Glück et Rameau mais c’est la première fois que cette maison retournera à l’origine lulliste de la tragédie lyrique, cette fabuleuse invention moderne.

Vous avez récemment travaillé sur Lohengrin de Wagner, qui avait imaginé un spectacle réunissant tous les arts, un peu comme Lully et son librettiste Quinault deux siècles auparavant. Est-ce que vous voyez une parenté ?
Oui et non. Dans les deux cas, il y a une volonté pluridisciplinaire, mais les deux compositeurs ne s’y prennent pas de la même manière. Certains titres de Wagner ont peut-être une théâtralité plus spirituelle et moins tangible que ceux de Quinault, qui avait l’habitude d’écrire pour le théâtre au même titre que Racine ou Molière. Lully et Wagner ont en commun de peindre des arrière-mondes, ceux des esprits ou des dessous de la terre, Mais le compositeur du Roi Soleil le fait de manière détachée, en affichant un côté théâtral décomplexé, presque distancié et ludique. Wagner, lui, fait sortir son œuvre d’une authentique mystique qui dilue les frontières du temps, de l’espace et de l’esprit.
Justement, il y a beaucoup d’effets surnaturels ou spectaculaires dans Armide. Comment allez-vous mettre ça en scène ?
Le théâtre Drottningholm est vraiment fait pour ça. On peut piocher allègrement dans une diversité de toiles peintes qui représentent une campagne, un palais ou les enfers. Il s’agit de jouer de cette grammaire pour mettre en lumière le principe de métamorphose qui fait le sel des opéras à machine du siècle de Louis XIV. Ce qui me touche, dans cette transformation continue, c’est la possibilité d’osciller entre réalisme et surnaturel, c’est de parler de la labilité de nos vies qui sont toujours prises entre le naturel et la fantaisie insoupçonnée.
Armide est certainement un des personnages les plus bouleversants des tragédies de Lully et Quinault. Comment la voyez-vous ?
Armide c’est presque un one-woman show : Renaud est moins présent que l’enchanteresse et les personnages du livret constituent avant tout des interlocuteurs pour la conscience tourmentée d’Armide. Avec sa complexité, Armide rejoint la galerie des grands personnages du XVII° siècle au même titre qu’Andromaque ou Phèdre. Quand bien même elles souffrent, ces femmes sont toutes des figures puissantes, émancipées. Leur charisme leur donne une force de frappe face aux hommes. Ce qui me fascine également dans l’œuvre, c’est la réflexion très fouillée qu’elle déploie sur le désir et la passion. L’amour n’exige pas seulement l’ardeur.
Il tire sa richesse du manque, il nous rend étonnamment vivants alors qu’il nous dessaisit de notre pleine liberté. Enfin, je sens très fort que Lully ait composé cette partition au terme de son existence. J’y vois un ultime appel à profiter des beautés de la chair et du monde, alors qu’il doit bien saisir que son lien avec Louis XIV est définitivement rompu en 1686. Il délivre un message hédoniste et simple, émouvant à recevoir aujourd’hui.
Vous avez mis en scène plusieurs opéras cette saison. Qu’en est-il du théâtre ?
Les hasards du calendrier m’ont en effet amené à aborder Tosca, Lohengrin, Eugène Onéguine et Armide en quelques mois. Mais nous avons tout de même donné 47 représentations de théâtre : 10 au Théâtre de la Cité internationale de Paris de notre réécriture contemporaine du Faust de Goethe, Si vous vous voulez de la lumière, et 37 du Misanthrope de Molière. De plus, mon automne 2024 sera très théâtral, puisque j’y mettrai en scène des textes contemporains comme Ça ira. Fin de Louis (1), de Joël Pommerat, 4.48 Psychose de Sarah Kane ou encore le dernier texte du dramaturge Michel Marc Bouchard,
J’aime aborder le théâtre et l’opéra de façon alternée. Je ne pourrais jamais concevoir le spectacle vivant sans cet équilibre stimulant.
EUGÈNE ONÉGUINE, Piotr Ilitch Tchaïkovski
du 20/06/2024 au 02/07/2024 au Théâtre du Capitole à Toulouse
NOUVELLE PRODUCTION
Informations :
opera.toulouse.fr/eugene-oneguine
Direction musicale, Patrick Lange
Mise en scène, Florent Siaud
Décors, Romain Fabre
Costumes, Jean-Daniel Vuillermoz
Lumières, Nicolas Descôteaux
Vidéo, Gaspard Philippe
Chorégraphie, Natalie van Parys
DISTRIBUTION
Onéguine, Stéphane Degout
Tatiana, Valentina Fedeneva
Olga, Eva Zaïcik
Lenski, Bror Magnus Tødenes
Grémine, Andreas Bauer Kanabas
Mme Larina, Juliette Mars
Filipievna, Sophie Pondjiclis
Triquet, Carl Ghazarossian
Capitaine / Zaretski, Yuri Kissin
DANSE
François Auger
Jorge Calderon Arias
Florine Conti-Maraval
Laurine Gayrard
Xavier Gabriel Gocel
Nino Lacoste
Grégoire Lugue-Thebaud
Élodie Ménadier
Frida Alejandra Ocampo Cano
Léa Perat
Orchestre national du Capitole
Chœur de l’Opéra national du Capitole
ARMIDE, Jean-Baptiste Lully
du 03/08/2024 au 17/08/2024 au Théâtre de Drottningholm en Suède
Informations :
dtm.se/armide
Direction musicale, Francesco Corti
Mise en scène, Florent Siaud
Chorégraphie, Natalie Van Parys
Décors et costumes, Philippe Miesch
Lumières, Nicolas Descôteaux
DISTRIBUTION
Armide, Allyson McHardy
Renaud, Nicholas Scott
Hidraot, Ubalde, Nicolas Brooymans
La Gloire, Phénice, Une Nymphe des Eaux, Melisse, Marie Lys
La Haine, Aronte, Renato Dolcini
Le Chevalier danois, Un Amant fortuné, Zachary Wilder
La Sagesse, Sidonie, Une Bergere héroïque, Lucinde, Deborah Cachet
Artemidore, Arash Azarbad
The Drottningholm Theatre Chorus
The Drottningholm Theatre Ballet
The Drottningholm Theatre Orchestra
Les médias en parlent

” L’incandescent Onéguine de Stéphane Degout
(…) Le metteur en scène Florent Siaud a trouvé dans le chef-d’œuvre tchaïkovskien un opéra où vivre, servi par les décors simples et élégants de Romain Fabre (un intérieur de datcha cossue, une forêt aux arbres spectaculaires) et les beaux costumes d’époque de Jean-Daniel Vuillermoz – cela fait du bien, de temps en temps, de revenir aux vertus de la littéralité. L’action s’y déroule sur deux niveaux : en bas, l’univers concret de l’intime et du familier ; en haut, une ouverture sur la nature, le sauvage, l’inconnu, symboliques des bouleversements qui peu à peu vont lézarder la vie tranquille des protagonistes.” Marie-Aude Roux


“Eugène Onéguine”, subtil et poétique, s’invite enfin à l’Opéra national du Capitole.
Une mise en scène fine et lisible signée Florent Siaud, Stéphane Degout brillant dans le rôle d’Onéguine, une distribution d’une belle homogénéité : à Toulouse, l’opéra de Tchaïkovski est bien servi !” Sophie Bourdais

” Eugène Onéguine à Toulouse : les saisons du cœur
Le spectacle de Florent Siaud offre un écrin exemplaire à plateau qui l’est tout autant. Stéphane Degout, Valentina Fedeneva et l’ensemble de la troupe triomphent sous la direction musicale en tous points admirable de Patrice Lange. ” Emmanuel Dupuy

“Intéressante mise en scène de Florent Siaud, soutenue par des décors (Romain Fabre) et des costumes (Jean-Daniel Vuillermoz) au diapason. L’idée est celle d’une scène sur deux niveaux. En bas, les intérieurs (la maison cossue de la famille Larine, plus tard celle du Prince Grémine) et en haut les extérieurs (souvent les jardins des Larine). ” Thierry Verger

Contact
Coordination de la communication
Isabelle Gillouard
mail@isabellegillouard.com
©Portrait de Florent Siaud – Manuel Braun
©Photos libres de droit – Nicolas Descôteaux
©2024 Isabelle Gillouard communication
©Conception graphique Camille Moreau