Florent Siaud metteur en scène, une douce indocilité

Un sourire modeste, presque d’enfant : cette douceur apparente ne doit pas faire oublier l’énergie qui anime Florent Siaud, celle-là même qui lui a permis de tracer un chemin déjà impressionnant entre le Canada et l’Europe, le théâtre et l’opéra, le répertoire classique et la création contemporaine. Indocile douceur de celui qui, avec l’appétit des passionnés, refuse les spécialisations et nous entraîne dans de troublantes aventures scéniques. L’Opéra national du Rhin, le Théâtre Paris-Villette, le Capitole de Toulouse, les théâtres de la ville de Luxembourg, le Théâtre du Nouveau Monde de Montréal… les grandes maisons ne s’y trompent pas et lui ouvrent grand leurs portes aujourd’hui. D’autres s’apprêtent à suivre.

Dans le volcan des mots

Au départ de son travail, il y a une lecture précise des textes : rien d’étonnant pour cet ancien normalien, agrégé de littérature, dont la thèse l’a mené à devenir assistant metteur en scène et dramaturge avant de prendre définitivement le large, loin du monde universitaire. Scruter au scalpel les mots de Racine, Tchekhov ou ceux d’écrivains contemporains, lire de près les partitions de Lully, Mozart, Wagner et Connesson : en un mot, être fidèle jusqu’à toucher aux failles du texte. “Qu’est-ce qui relève de l’inconscient dans ce qu’on croyait n’être que rationnel, quelle part de collectif gouverne ces gestes qu’on pensait intimes ? En posant cette question, j’essaie de dessiner des espaces intermédiaires où l’étrangeté perce la surface lisse du réel.” Un exemple ? Ce Misanthrope en 2024 dont le décor de penthouse est progressivement dévasté par des flots de bile noire, rêverie scénique autour de la mélancolie telle que la théorisait l’époque de Molière.

France et Québec

En 2007, il pose pour la première fois le pied au Canada afin d’approfondir son travail sur Maeterlinck, un auteur dont le mystère le hante (comme en témoignera sa vision poétique du Pelléas et Mélisande de Debussy à Bordeaux et au Japon en 2018, sous la baguette de Marc Minkowski). Cette découverte d’une autre culture théâtrale le marque durablement : “J’ai rencontré au Québec une forme de jeu très physique, où le corps devient texte dans un engagement total, jusqu’à la chorégraphie”. C’est à Montréal qu’il signe en 2013 son premier spectacle : un Quartett d’Heiner Müller d’emblée récompensé par les prix de la critique, suivi depuis de plus d’une dizaine d’autres mises en scène saluées outre-Atlantique. S’il sourit aujourd’hui quand on le décrit comme “un metteur en scène québécois” (lui qui a grandi dans les Alpes et qui est artiste associé aux théâtres de Compiègne depuis 2018), il n’en cultive pas moins cette double appartenance jusqu’à faire de sa compagnie Les Songes turbulents une aventure à cheval entre Montréal et la France.

L’interprète sur le fil

Fasciné comme beaucoup par les choix de Patrice Chéreau (dont il rêve les mises en scènes depuis son adolescence), Florent Siaud met au centre de son travail le corps des interprètes et ce mystère troublant de l’incarnation. Pour cela, il explore les sentiers de la mémoire, suggérant au cours des répétitions différentes lectures, chacune venant remplacer l’autre sans l’effacer, enrichissant l’interprétation par la contradiction. “Les interprètes sont sur le fil, entre plusieurs lectures, littérale, allégorique, tragique, humoristique etc : toute cette archéologie que nous installons permet à l’inconscient de rester en action”. Une direction d’acteur dont l’intensité a troublé le public du théâtre Paris Villette venu voir 4.48 Psychose de Sarah Kane en 2018 à Paris (le spectacle y revient en novembre 2024).

Une esthétique de la résonance

Entouré d’une équipe de fidèles collaborateurs, il déploie le sens des œuvres avec une clarté rare. D’un côté, des costumes et des scénographies proches de l’abstraction (tenues d’un bleu roi monolithique par exemple pour Lohengrin en mars 2024 à l’Opéra du Rhin, rouge sanglant des murs pour Tosca, 4.48 Psychose et Carmen, sculpture d’or pour Britannicus) : une page saturée où s’écrivent avec évidence les mots et les notes, rendant lisibles les intrigues les plus denses. De l’autre, des arrière-mondes qui ne cessent de nous faire signe : la vidéo qui vient ouvrir d’autres espaces, des éclairages tout en obscure clarté, des symboles qui se développent dans le flux des spectacles, des images qui viennent résonner dans nos imaginaires sans crier gare…“J’essaie de créer des brèches, des moments où le conscient peut partir vers l’inconscient” : une recherche essentielle pour ce passionné de psychanalyse et d’hypnose ericksonienne.

“Amener du lyrisme au théâtre et de l’exigence théâtrale à l’opéra”

Opéra ou théâtre, classique ou contemporain ? Loin de vouloir choisir, Florent Siaud se nourrit au contraire de ces expériences qui s’entrecroisent et se complètent, même. “Je dépérirais si je devais me spécialiser ! Il y a tellement de galeries souterraines entre les œuvres et les siècles que j’ai encore besoin d’explorer”. Lui qui a réfléchi en doctorat à la notion de polyphonie se sert également de la scène pour créer des rencontres inédites : celles par exemple entre 12 dramaturges de la francophonie mondiale pour Si vous voulez de la lumière, vaste réécriture des Faust de Goethe en 2023. Fédérer sans violence équipes internationales, publics variés et esthétiques plurielles dans des spectacles qui nous entraînent bien plus loin que prévu, c’est peut-être ça, cette indocilité tout en douceur de Florent Siaud.