Don Juan revient de la guerre : extraits et presse

Mardi 28 février, la nouvelle mise en scène de Florent Siaud prend l’affiche au Théâtre Prospero pour 4 semaines : Don Juan revient de la guerre de von Horvath. Maxim Gaudette incarne un Don Juan qui revient de la Première Guerre mondiale. Il est entouré d’une distribution féminine éclatante.

Decouvrez des extraits de presse autour de la production :

« Don Juan revient de la guerre est une production magistrale menée de main de maître par Florent Siaud (…) Un tableau d’ensemble fort impressionnant dans la main d’un chef d’orchestre inspiré »

Mars 2017, La Presse, Mario Cloutier

« Maxim Gaudette offre une prestation solide (…) le travail de ce metteur en scène d’exception mérite d’être suivi. »

Mars 2017, Revue Jeu, Jean-Claude Côté

« Une superbe distribution »

Radio-Canada Ici première, Francine Grimaldi

« six actrices époustouflantes. (…) des projections très subtiles, couplées à des ambiances sonores très réussies. (…) Tout pour plonger le spectateur dans une sorte de transe. (…) mise en scène très maîtrisée »

mars 2017, Bible urbaine, Pierre-Alexandre Buisson

 « Le travail de Florent Siaud est aussi déterminant que possédé par un démon intérieur : le théâtre de la vie. (…) Pendant presque 95 minutes, nous sommes dans un univers qui ressemble au nôtre, mais qui nous échappe malgré tout, nous poussant quand même à réfléchir. (…) Essentiel. »

★★★★ ½, mars 2017, Revue Séquences, Elie Castiel.

« J’ai été fascinée par la puissance d’évocation des souffrances (…) tel un grand cri de douleur jamais exprimé (…). Le talentueux Florent Siaud modèle chacune de ses scènes avec une adresse qui déborde de puissantes impressions. »

mars 217, Esther Hardy, atuvu.ca

« Avec une distribution impeccable, de beaux costumes et une très intéressante scénographie, la pièce mise en scène par Florent Siaud au Prospero, dans un décor simple, mais efficace, des éclairages et des vidéos superbes, au bruit des derniers canons qui retentissent, donne à penser sur ce retournement de Don Juan. »

Mars 2017, Huffington Post, Sophie Jama

« Les comédiennes sont irréprochables (…). Don Juan revient de la guerre démontre à nouveau le grand talent de metteur en scène et de directeur d’acteurs de Florent Siaud. »

Montheatre, Sara Thibault

« Une sublime mise en scène de Florent Siaud (….). Un tour de force (…) rendu possible par une mise en scène réglée comme une partition où chaque note tombe juste, où la narration est portée aussi bien par le texte que par l’expression d’un visage, le mouvement d’une main, une façon de s’asseoir. Une partition qui relève de la dentelle tant chaque détail aussi bien dans le décor, d’une très grande sobriété, le choix des costumes, le jeu de chacune des comédiennes et du comédien, a son importance pour que cette symphonie puisse être jouée. (…) nous sommes aspirés, puis fascinés par ce monde, séduits par le jeu expressionniste des comédiennes, toutes remarquables. Et cependant, on n’en ressort pas indemne. Impossible de ne pas entendre en écho ce que nous pourrions vivre demain. »

Mars 2017, Fugues, Denis-Daniel Boullé.

Decouvrez des extraits du spectacle

Decouvrez le teaser du spectacle Don Juan revient de la guerre

La note d’intention de Florent Siaud

Chez Ödön von Horváth, Don Juan n’est plus un aristocrate de Séville ; c’est un soldat allemand qui sort éprouvé de la Première Guerre mondiale. En revenant le jour de l’armistice de 1918, il redécouvre un pays en mutation, où l’on apprend le Boston et prépare le « Grand soir », pendant que le chômage de masse explose et que l’inflation galope. À travers chacune des trente-cinq femmes qu’il rencontre sur son chemin, il perçoit la facette d’un idéal perdu : celui de sa jeune fiancée, dont il cherche les traces dans les cendres d’une Allemagne en perte de repères. Classé parmi les « auteurs dégénérés » par les Nazis après leur accession au pouvoir en 1933, von Horváth mêle ici l’art de croquer les scènes isolées, où chaque personnage dévoile une blessure amère, au souffle épique du récit. Par petites touches acidulées, c’est le paysage d’une société bouleversée que son style cinématographique fait ressurgir. Von Horváth nous rappelle que l’Histoire est comme une roue qui tourne inéluctablement dans le même sens ; des mêmes causes, naissent les mêmes maux. Or nous l’oublions. Nous voyons bien que les humiliations infligées par les vainqueurs en 1918 ont en partie conduit au conflit de 1939 et que, loin de les avoir méditées, nous les reproduisons à notre époque, avec une amnésie consternante au Proche-Orient, en Grèce, en Europe de l’Est et dans nos démocraties occidentales. En pointant ce phénomène, von Horváth nous invite à avoir une approche humaine et lucide de l’Histoire : les catastrophes historiques viennent des souffrances accumulées dans l’intime. Son théâtre mélancolique, hanté par le spectre de l’expressionnisme, est là pour nous rappeler qu’un peuple, c’est une coalescence d’êtres humains malmenés par des décisions politiques aveugles et des crises économiques folles. Sans verser dans le didactisme, il dresse les contours d’une géopolitique de l’humiliation qui déchire douloureusement la chair et l’âme. Il regarde comment toute une civilisation qui a silencieusement ravalé ses larmes s’apprête à se saborder dans l’obscurité.  

Entretien autour du spectacle

Valéry Drapeau : les pièces d’Ödön von Horváth (1901-1939) ont longtemps été méconnues du public français et québécois…

Florent Siaud : et pourtant, c’est un auteur incontournable de la dramaturgie du XXe siècle ! D’ailleurs, au cours des dernières décennies, ses pièces, en particulier Casimir et Caroline,  Figaro divorce, Don Juan revient de la guerre, Légendes de la forêt viennoise, ont conquis les grands théâtres européens. Peu à peu, son œuvre s’est à nouveau imposée pour ce qu’elle est : une proposition singulière hantée par les remous caractéristiques des années 1920 et 1930. La dramaturgie de Brecht, qui lui est en partie contemporaine, l’a peut-être passagèrement éclipsée en raison de son célèbre cadre théorique sur la distanciation, et de ses mises en scène spectaculaires. Pourtant, l’écriture insidieuse et amère de von Horváth mérite de revenir sur le devant de la scène, ne serait-ce que pour son étrange souffle mélancolique et sa lucidité aveuglante : nous avons beaucoup à en apprendre.

Sans didactisme, von Horváth met le doigt sur les contradictions profondes de nos consciences, donne accès en deux phrases à la blessure la plus enfouie d’un être humain, tout en faisant résonner la souffrance grondante des masses. Sur le plan de la facture, il se distingue par sa capacité à forger des formes inédites, comme ce Don Juan revient de la guerre, texte dans lequel un héros mythique mais fatigué rencontre trente-cinq personnages féminins qui n’apparaissent qu’une ou seulement quelques fois avant de disparaître. Dans ce scénario fragmenté, on sent l’influence cinématographique : la multiplicité des scènes d’intimité compose progressivement une fresque au souffle épique, où les plans se succèdent pour donner accès à l’âme désemparée de toute une civilisation en déclin.

Quelle est la nécessité de présenter Don Juan revient de la guerre aujourd’hui ?

Ce qui est frappant, c’est qu’écrivant cette pièce en 1937, von Horváth n’a pas choisi de parler de l’Allemagne malmenée par Hitler mais de l’Allemagne au sortir de la Première Guerre Mondiale. Il situe en effet l’action de son Don Juan entre 1918 et 1923. L’Allemagne est alors non seulement vaincue mais aussi humiliée par les conditions infamantes du Traité de Versailles de 1919, prévoyant pour elle la réduction drastique de ses forces militaires, l’occupation dégradante d’une partie de son territoire et le paiement aux vainqueurs de « réparations » pharamineuses de 20 milliards de Marks-or. Von Horváth dépeint une nation blessée mais aussi menacée de l’intérieur par des luttes intestines et une inflation galopante. En optant pour ce contexte, von Horváth a sans doute voulu aider ses contemporains de 1937 à penser l’Allemagne hitlérienne à la lueur du contexte qui l’a enfantée : l’après-guerre, l’humiliation nationale, une société déboussolée, la conjoncture économique catastrophique.

C’est en cela que ce texte me semble capital pour nous. L’Histoire est comme une roue qui tourne incessamment dans le même sens ; des mêmes causes, naissent les mêmes mots. Or nous l’oublions. Nous voyons bien que les erreurs commises par les vainqueurs en 1918 ont en partie conduit au conflit de 1939 et que, loin de les avoir méditées, nous les reproduisons à notre époque, avec une amnésie consternante. Tel territoire envahi au Proche-Orient ne peut être que le ferment d’une humiliation source de velléités guerrières et, donc, de guerres ; tel pays accablé par les puissances de la finance – pensons à la crise de la dette en Grèce –, ne peut être que le terreau d’une société flouée, grosses de révoltes à venir ; telle crise économique engendrée par une dérégulation sans borne des banques crée des écarts béants entre dominants et classes populaires, de nature à répandre la poudre d’une révolution mondiale. Aborder le théâtre de von Horváth aujourd’hui nous incite non pas seulement à constater l’arrivée de la catastrophe ; dans la marasme ambiant, il nous donne à voir sa genèse pour nous donner encore une chance, à nous, d’y échapper par un sursaut de clairvoyance.

Parallèlement à cette facette sombre d’une Allemagne déchue, von Horváth dévoile celle d’une société en pleine effervescence…

Oui, et cela reflète le paradoxe qui caractérisait l’Allemagne de l’époque : tout le monde marchait vers le gouffre, mais sans le savoir, et parfois avec une insouciance débridée. Le tout, dans le bruit chaotique de la ville moderne. Les tramways et les trains se développent et facilitent les trajets, des foules substantielles se croisent sans se regarder dans les artères des villes qui se modernisent ; ici on redécouvre la danse à la lueur des rythmes importés d’Amérique, on flirte sans conséquence ; là, on va au spectacle ou au cinéma. Partout, on cohabite dans la promiscuité, sans véritablement se parler. Finalement, on ne voit, comme le personnage principal du roman L’Homme sans qualités de Musil, que « les autos, les voitures, les tramways et les visages, délavés par la distance, des piétons qui emplissaient le filet du regard de leur hâte mousseuse ». Le temps s’accélère, la vitesse impose sa loi, les foules s’agrandissent, le bruit s’intensifie, mais on discerne de moins en moins l’horizon : le futur est nébuleux. Avec ses 35 personnages féminins et ses 23 scènes hachurées, le monde que nous présente Don Juan revient de la guerre, embrasse tous les visages d’une Allemagne polyphonique et illisible, où l’illusion règne en maîtresse. Entre le gris mois de novembre de l’armistice de 1918, la sensualité des années folles et les vertiges de l’inflation, l’Allemagne ne sait plus sur quel pied danser. Elle fuit en avant, comme notre Don Juan qui court après un idéal dont il ne sait pas qu’en fait, il est mort !

Comment as-tu choisi de représenter cette contradiction à travers la scénographie, la vidéo, les lumières et le son ?

Avec les concepteurs, nous avons travaillé à rendre sensible ce mouvement d’autant plus caractéristique de l’époque qu’on voit bien qu’il est l’objet de tous les films des années 1920. Dans des œuvres comme L’Homme à la caméra de Vertov ou Berlin, symphonie d’une grande ville  de Ruttmann, on ressent bien cette sensation de vitesse urbaine, de parcours croisés, de corps habillés plus simplement et d’un monde industriel tentaculaire et grouillant. Écho à ces sensations, c’est finalement un espace étiré et courbe qui s’est imposé : il va donner l’impression d’agrandir la salle du Théâtre Prospero, de façon à laisser aux personnages la possibilité de venir d’horizons opposés pour mieux se croiser sur des distances longues. Cette logique spatiale, cultivée par Romain Fabre, est appuyée par la vidéo de David Ricard, qui va travailler l’idée d’avancée, de courses, de galop mais aussi de déplacement de foules, tandis que Julien Eclancher, au son, et Nicolas Descôteaux à la lumière, aideront aussi à affirmer les lignes directrices du spectacle. Mais loin de n’être présentée qu’à travers sa facette grisante et frénétique, cette effervescence est aussi appréhendée comme une course vers l’abîme, d’où le choix d’un décor noir, évoquant tant le cinémascope qu’un espace funéraire où, sous les apparences de la vie, tout est en fait déjà inerte. Au fond, je crois que notre Don Juan parcourt les strates d’une société déjà morte. Ce n’est pas anodin si, parmi les dernières pièces de von Horváth, contemporaine de Don Juan revient de la guerre, on trouve des pièces comme Le Jugement dernier ou encore Pompéi…

Tu parlais de Brecht tout à l’heure. Un point qu’ils avaient pourtant en commun, c’est bien cette méfiance des grandes masses et de ses représentations…

Dans leur façon d’envisager le rapport de l’individu et du peuple, Brecht et von Horváth s’inscrivent dans une lignée dramaturgique assez proche et en fait typiquement allemande dont je vois des ramifications jusque chez Lessing, Schiller et surtout Büchner. Dans Woyzeck, par exemple, on voit clairement comment chaque individu est blessé au plus profond de lui-même ; mais on voit aussi comment cette blessure vient s’intégrer dans une classe sociale ouvrière qui est en quelque sorte constituée de la somme de ces petites blessures individuelles. Les écritures de Büchner, Brecht ou von Horváth ont en commun de ne pas séparer la notion d’individu de celle de masses. Elles les articulent de façon dialectique, en nous disant en substance : un peuple, ce n’est pas un tout informe ; c’est un ensemble de douleurs intimes et de destins individuels intriqués ensemble dans un devenir commun.

En pointant ce phénomène plus que d’autres, von Horváth nous invite à avoir une approche humaine de l’Histoire : les catastrophes historiques viennent des souffrances accumulées dans l’intime ; ce sont elles qui nourrissent les grands cataclysmes historiques. On l’a d’ailleurs vu récemment avec le déclenchement du Printemps Arabe en 2011 par l’immolation, en Tunisie, d’un jeune marchand de fruits et légumes ; un sort individuel a mis en lueur et accéléré une crise politique et sociale déjà latente et sans précédent dans l’histoire de la région.

Cette réflexion sur la façon l’individu et le peuple sont interdépendants est plus que jamais d’actualité. On constate bien qu’aujourd’hui, les grandes démocraties occidentales n’écoutent plus suffisamment la souffrance des classes populaires, se rendent sourdes et aveugles aux tragédies invisibles de la vie quotidienne. En entretenant un système de représentants repliés sur eux-mêmes, elles nourrissent en ce moment des votes de protestation spectaculaires et inquiétants. Le théâtre de von Horváth est là pour nous rappeler qu’un peuple, c’est une coalescence d’êtres humains, d’aspirations, de trajectoires plus ou moins malmenées par les décisions politiques et les crises économiques et qu’il convient de le penser dans cette complexité. Sans quoi, le pire peut vite se retrouver à nos portes.

Les multiples pistes de réflexion que propose ce texte dans son ensemble ont justement soulevé une inquiétude dans le travail avec les interprètes (Maxim Gaudette, Evelyne De la Chenelière, Evelyne Rompré, Marie-France Lambert, Mylène St-Sauveur, Kim Despatis et Danielle Proulx) : comment toutes les aborder et les transmettre efficacement, dans de si courtes scènes ?

C’est tout un défi ! Tout d’abord, nous avons travaillé à l’échelle de chaque scène sur la couleur exacte des personnages, leur classe sociale et l’origine de leur petite blessure. Il faut que l’acteur soit instantanément dans la justesse de la situation et de son tempérament, tout en évitant l’écueil du cliché et de la carte postale. Mais parallèlement, il faut nourrir la lame de fond du spectacle et se rendre sensible à la façon dont, en deçà des scènes isolées, un flux obscur est à l’œuvre, qui est celui du devenir d’un peuple blessé et malmené par les événements. Une chape de plomb semble ici modifier les corps, les tordre sous le coup d’un air devenu irrespirable. Il nous faut faire cohabiter la vérité humaine des petites histoires et la violence invisible de la grande Histoire.

Le texte contient une distribution de trente-cinq personnages féminins, pour 6 comédiennes, dans le cas de ta présente mise en scène. Comment as-tu choisi de les partager, pour ne rien enlever à leur singularité ?

Dans sa préface, von Horváth est clair : il n’a pas l’illusion que ses trente-cinq personnages féminins seront interprétés par trente-cinq comédiennes différentes. Il cherche de la diversité mais aussi des types, des profils qui reviennent comme un fil invisible. À Avignon, la pièce a même été jouée avec uniquement deux comédiennes interprétant tous les rôles. Chez nous, chaque comédienne est distribuée dans quatre  six rôles. Bien sûr, nous cherchons pour chaque personnage une couleur, une vérité émotionnelle qui donnera à chaque silhouette une teinte différente. Cet objectif sera appuyé par les multiples changements de costumes imaginés par Romain Fabre. Mais ce qui m’intéresse aussi, c’est qu’en deçà de cette diversité de rôles, se dessine une cohérence et des leitmotivs : ceux d’un groupe féminin renvoyant à l’unité d’un peuple, celui de l’Allemagne blessée par le Traité de Versailles. Dans Belle du Seigneur, dans un passage incroyable consacré à Don Juan, c’est ce qu’Albert Cohen appelle la « nation des femmes ». Au fond, cette diversité de femmes joue une seule et même tragédie, qui achemine Don Juan vers sa mort. Elles incarnent la notion d’une fatalité suivant inéluctablement son cours. C’est pour cela que je leur ai confié certaines phrases menaçantes, énoncées de façon simultanée et chorale. Dans les petites histoires peuvent alors surgir les avertissements tragiques du chœur grec. A cela s’ajoute qu’à travers la diversité de costumes, une unité rôdera par là : toutes auront un teint pâle, fantomatique ; plusieurs seront rousses ; toutes partageront une grammaire douloureusement expressionniste. Comme si derrière la diversité de façade, Don Juan ne rejouait inlassablement que la séduction d’une seule et même figure : un idéal impossible à atteindre, pour un homme déchu.

Et qu’en est-il de cette surexposition féminine, par rapport à la seul figure masculine du texte, incarné par un Don Juan décharné, qui n’a rien à voir avec la vigueur flamboyante habituellement associée à son mythe ?

Dans ce texte, les femmes incarnent pour moi l’Allemagne nouvelle ; cette catégorie de la population qui, avec la conscription et l’embrigadement des hommes sur le front, est passée du foyer à l’usine, aux postes syndicaux et même aux fonctions médicales de premier plan (von Horváth nous parle d’une dentiste, figure pratiquement inenvisageable avant la première Guerre Mondiale). Ces femmes-là, c’est la société contemporaine des années 1920, revisitée par une figure fatiguée et lunaire surgie des restes de l’Ancien Monde : Don Juan. La mise en contact des femmes et de Don Juan met en lueur de façon métaphorique l’épuisement d’un système impérialiste à bout de souffle, en ruine, orgueilleux et aveugle. Je ne peux m’empêcher de lier le retour de ce Don Juan, présenté en soldat délavé, avec les grandes théories de l’époque. Je pense par exemple à Spengler et son Déclin de l’Occident. D’ailleurs, pour moi, le Don Juan de von Horváth incarne à lui tout seul ce déclin de l’Occident.

Pourquoi l’auteur aurait-il choisi le cas de cette figure masculine populaire, plutôt qu’une autre, pour montrer la perte de tout un empire ?

Parce que Don Juan, chez Molière, Mozart ou Tirso de Molina, incarne par excellence l’aristocrate condescendant, n’utilisant autrui que pour assouvir ses pulsions et sa soif de pouvoir sur les êtres ; Don Juan, c’est la classe dominante, le privilège, et le pouvoir fondé sur un système politique fonctionnant par hérédité et logique de caste. C’est bien tout cela que, sur fond de chute de l’Empire allemand et de l’Empire Austro-hongrois, et d’émergence de la république, le personnage de don Juan représente historiquement. Il est le vestige d’un monde désuet qui n’a pas de lucidité sur ce qu’est devenu le monde. Est-ce que cela a changé. Notre monde, sur le déclin, n’est-il pas peuplé de Don Juan qui courent à leur propre perte ?

Entretien réalisé le 3 décembre 2016.