Mise en scène Florent Siaud
Avec Médée de Charpentier (1693), Armide de Lully est peut-être le plus grand opéra français du XVIIe siècle. Les alexandrins de Quinault regorge d’intensité dramatique. La musique du compositeur qui fut pour Louis XIV comme un alter-ego artistique bouleverse par sa variété jonglant entre l’éclat, l’humour, la mélancolie et le tragique.
On aurait pu penser le livret prisonnier de l’âge du Roi-Soleil. Au contraire, il est stupéfiant de réaliser combien, à la lumière des bouleversements qui secouent le monde actuel, cette intrigue dégage une pénétrante modernité. C’est d’abord Armide qui incarne une saisissante figure féminine d’autorité. Surplombant amants, chevaliers, magiciens ou rois, elle évoque l’archétype subversif de la sorcière, dont les féministes se sont d’ailleurs récemment emparées pour réaffirmer la place des femmes dans notre société. En inversant les rapports de domination classique, elle continue de frapper l’imaginaire contemporain.
Ensuite, c’est la peinture complexe de l’amour qui distingue livret et partition. Sorte de Scènes de la vie conjugale dans le goût baroque, l’opéra fait défiler tous les états de la passion : l’abandon où l’on s’oublie, l’hypnose du sentiment d’extase, l’animalité de l’attirance sexuelle, la psychose dévorante de la jalousie, l’effondrement de la rupture, la torture des remords. L’œuvre a beau multiplier les scènes de ballets et les apparitions surnaturelles, toutes sont au service des états psychiques des personnages principaux, déchirés entre ravissement et effroi, réalité et fantasmes.
Enfin, le livret installe un dilemme résolument moderne entre, d’un côté, la place de l’amour et de la vie tangible incarnée par Armide et, de l’autre, la sombre pression militaire exercée sur Renaud par des Chevaliers qui le rappellent aux idéaux de la guerre et du sacrifice viril. Aujourd’hui, ce livret semble nous demander : comment la valeur de la vie peut-elle s’opposer à l’injonction mortuaire au conflit armé ? La pression sociale et politique peut-elle l’emporter sur la puissance incontrôlable des sentiments ? Comment l’Amour nous fait-il côtoyer la psychose ?
Dans notre production, Armide n’est vêtue ni en rouge, ni en or : dans le droit fil des tableaux de Tiepolo, elle navigue dans un camaïeu de blancs, de crèmes et de beiges qui éblouissent par leur luminosité idéale sur la scène en bois de Drottningholm. Autour d’elle, confidentes et naïades, citoyens et danseurs sont les doubles blancs de la magicienne, tandis que les militaires venus enrôler Renaud frappent par leurs costumes noirs, aux couleurs funèbres. Portant la marque d’un XVIIe siècle stylisé, les costumes suggèrent le conflit de la clarté et de l’ombre, de la luminosité de la vie et de l’attirance lugubre pour la destruction. Cette lutte à la fois politique et affective est renforcée par le clair-obscur des éclairages mais aussi la magie des décors peints et la machinerie unique de Drottningholm, dont émergent parfois, de très subtiles projections vidéo de visages discrets et de reflets d’eau oniriques. Proposer ce chemin respectueux mais imaginatif d’un XVIIe siècle rêvé, c’est rester fidèle à l’esprit d’un théâtre aménagé par l’architecte français Louis-Jean Desprez sous le règne de Gustav III, et qui semble né pour la tragédie lyrique française. C’est aussi l’ouvrir à une lecture qui nous rappelle que l’imaginaire baroque n’a décidément pas fini de nous parler.