Janvier 2017, c’est le mois de la création du projet francophone Nina, c’est autre chose. Le metteur en scène Florent Siaud a rédigé sa note d’intention et répond à 10 questions sur le texte, la distribution, le spectacle et les choix. Ce texte de Vinaver brille par une luminosité devenue trop rare.
La note d’intention de Florent Siaud
“En mettant le principe du montage au cœur de son écriture, Vinaver fait se rencontrer des univers disparates (le travail, la vie urbaine, les souvenirs amoureux, le roman familial etc.) dans des situations à la fois quotidiennes et imprévisibles. Par ces malicieux jeux de frictions, il provoque de petites décharges électriques pleines d’humour et d’ironie qui renouvellent subtilement notre rapport au réel. L’air de rien, voilà que notre regard sur le monde se ravive, change d’angle et s’augmente d’une créativité insoupçonnée. Un pied dans l’intime, l’autre dans le champ économique complexe du travail, l’homme est ici présenté comme un être social ouvert. Il n’est prisonnier d’aucune identité définitive ; loin d’être replié sur lui-même, il se métamorphose au gré des rencontres, des événements et des désirs contradictoires. Décoiffé par le vent fantaisiste de la décennie 1970 — la pièce est écrite en 1976 et situe son action cette même année —, il est libre de ses mouvements, questionne sans le vouloir les conventions et se réinvente sans arrières pensées. Par contraste, il nous aide à ressentir tout ce que, dans notre époque inquiète et morose, nous laissons peut-être filer trop rapidement entre nos doigts. En mêlant le théâtre au tango, notre équipe composée d’artistes venus de la France, du Québec et du Luxembourg, a voulu partir en quête d’une luminosité qui, de nos jours, se fait de plus en plus rare. En fait, Nina, c’est autre chose est le fruit d’une petite utopie : faire cohabiter les mots, les danses, les couleurs et les sons pour cultiver en nous la possibilité de l’étonnement, le besoin de la poésie, et le goût du vivant.”
Le spectacle en images : une selection video
10 questions autour du spectacle
1. Pierre-Damien Traverso : Les songes turbulents nous ont habitué à des textes bruts. On peut vraiment dire que, Nina c’est autre chose !
Florent Siaud : avec Quartett de Müller et 4.48 Psychose de Kane, nous avons exploré des dramaturgies noires, marquées par une écriture éclatée et l’omniprésence de la pulsion de mort. Le fait d’avoir abordé, entre temps, Illusions de Viripaev nous a donné l’envie de toucher à des thématiques fortes mais à travers des écritures à la douceur insidieuse, agissant de façon enveloppante. L’écriture de s Nina, c’est autre chose est de celles-là.
2. Illusions se compose de récits racontés directement aux spectateurs. Or il y a un quatrième mur dans Nina, c’est autre chose…
Les personnages interagissent dans des situations fermées. Mais l’écriture composite de Vinaver provoque des petites décharges ironiques, qui lient salle et scène. Avec les acteurs, nous travaillons à nourrir chaque situation tout en voyant comment certaines répliques du texte peuvent être adressées au public avec humour. Cela crée moins une distanciation qu’une sensation jubilatoire de « présent commun » : dans ce présent, on joue une histoire des années 70, sans oublier que comédiens et spectateurs sont des humains qui partagent ensemble le temps de la représentation. C’est le plaisir rohmerien d’être à la fois dedans et dehors.
3. On peut rapprocher cette pièce d’un théâtre du quotidien mais aussi d’un certain cinéma de l’époque…
Les personnages de Vinaver sont ici influencés par l’esprit ouvert des années 1970. Ils cherchent à s’affirmer dans leurs relations professionnelles et privées, expérimentent, font l’expérience de certaines turbulences sociales. Et comme dans le cinéma de l’époque, le réel y est moins représenté à travers le point de vue classique d’un auteur qu’à travers des scènes expérimentales et discontinues. Vinaver semble aussi reprendre du cinéma de l’époque un souci de ramifier l’intime au social : les affects amoureux sont liés à la vie à l’usine ou en entreprise. Vinaver conçoit l’homme comme un drôle d’animal social et économique, tout en ramification.
4. Le cinéma des années 1970 parle de la libéralisation des mœurs. Et pourtant aujourd’hui c’est un thème qui n’est plus à l’ordre du jour…
Vinaver écrit Nina, c’est autre chose en 1976 ; la pièce porte la marque de son époque qui voit les mœurs sexuelles se libérer, le corps se dévoiler. Le motif de l’amour à trois est présent dès Jules et Jim et, d’un badinage magnifiquement écrit par Henri-Pierre Roché puis porté au cinéma par François Truffaut en 1962, va devenir un sujet propre à interroger notre conception du rapport à l’autre, du désir, de la construction sociale que nous donnons au sentiment amoureux, de l’adéquation de nos pulsions avec notre vie en société. Il y a quelques années, Nina, c’est autre chose était une pièce lumineuse dont les problématiques auraient paru aller de soi. Aujourd’hui, dans le contexte d’un nouvel ordre moral, les motifs de la pièce ressortent avec une faculté salutaire de nous redonner de l’oxygène. Plonger dans cette époque nous fait prendre conscience de tout ce que nous laissons filer entre nos doigts en ce moment.
5. Quel lien fais-tu entre cette tournée itinérante en Picardie qui décentralise et le choix même de cette pièce ?
Sans nier les périls qui nous guettent, la diffusion de cette pièce peut nous aider à résister à la morosité ambiante. Il s’agit de partager, de respirer ensemble, de parler aussi de ce qui nous relie – la vie – plutôt que de se laisser happer par le ressassement de ce qui nous divise et nous fait peur. L’intrusion de Nina, le revirement des frères, le surgissement inopiné d’une baignoire au milieu de la fable viennent installer dans la routine ressassée de Sébastien et Charles une bulle surréaliste de poésie. Je suis marqué par la façon dont le penseur Edgar Morin nous invite à résister à « la montée de l’insignifiance » en cultivant « des oasis de vie poétique » : « la poésie est adhésion à la beauté du monde, de la vie, de l’humain, et, à la fois, résistance à la cruauté du monde, de la vie, de l’humain. »
6. Tu as choisis des interprètes aux talents multiples. Ils sont souvent comédiens pour le cinéma, musicien ou encore danseurs. Pourquoi ?
Cela correspond à la complexité de cette écriture englobe dans un flux continu éclats de poésie, slogans publicitaires, phrases types de la vie quotidienne ou écarts poétiques. Ensuite, sans qu’ils soient des danseurs professionnels, j’avais le besoin qu’ils soient sensibles au mouvement parce que j’entrevois dans la pièce des petits intermèdes dansés qui seront accompagnés en direct par un duo d’instrumentistes de tango. Le tango vient s’insérer entre certains morceaux de la pièce. Il n’a pas nécessairement une vocation narrative. Il vient créer dans le spectacle de petite échappée libératoire, où le corps vit ce qu’il refoule ailleurs. Il est la danse de la vie.
7. Cette pièce laisse une grande part aux accessoires, à la nourriture, à la matérialité. Cependant tu es attaché au travail vidéo…
Ce que j’aime, dans cette pièce, c’est le goût de la matérialité, de la nourriture, des objets qu’elle déploie. Il y a une force de jubilation à manipuler, à manger, à déplacer, à bouger. La vidéo vient s’intégrer dans cet univers pour lui donner une force picturale avec des motifs assez tranchés qui, tout en étant abstraits, renvoient à l’univers fantasques des années 70. En fait, c’est la lecture des écrits de Vinaver qui nous a mis sur cette piste, lui qui déclare : « Je serais mieux dans ma peau si j’étais peintre. Je partirais alors de ce qu’il y a de plus indifférencié dans les matières, les formes, les tonalités, les rythmes. »
8. Le personnage de Nina est central. Pourtant elle passe comme un coup de vent. Nina pourrait-elle n’être qu’un songe ?
Nina ne se contente pas d’être une provocatrice, remettant en question un ordre par des propositions transgressives. Elle est un souffle qui passe, le vent du désir venant décoiffer sans peser les idées figées. Je rapproche le caractère insaisissable de Nina du personnage de la nymphe qui apparaît dans les tableaux de la Renaissance italienne et que Georges Didi-Huberman décrit ainsi : « toujours fuyante, toujours là cependant. Inaccessible, volatile mais revenante jusqu’à hanter, (…) essentiellement fluide », elle est le « souffle d’un désir qui cherche encore son objet », « à contre-rythme de l’ordonnancement social – et formel – où elle surgit par le bord ».
9. Cette pièce sur le mouvement va beaucoup tourner : en décentralisation en Picardie puis au Québec et au Luxembourg…
La rencontre entre tango et texte est également un axe fort de ce projet francophone. Et puis, ce qui va être beau, c’est qu’en plus de présenter le fruit d’une rencontre artistique, le spectacle ira à la rencontre de publics variés : de France, du Luxembourg, du Québec, les trois pays coproducteurs de ce projet francophone. De plus, faire circuler ce spectacle en tournée de décentralisation en Picardie, c’est nous donner les moyens d’aider à diffuser une œuvre d’art dans des villes moins proches des grandes métropoles, où le théâtre n’est pas forcément accessible. Partout, il faut partager ce texte plein de vie.
10. Malgré un certain réalisme dans l’écriture, Vinaver dit ne pas souhaiter que les comédiens travaillent sur la psychologie…
Nous essayons d’identifier ses ruptures, le rythme de l’écriture. Cela nous empêche pas de nous demander qui sont ces personnages, quelle est leur couleur, leur énergie, leur part de mystère. Entre réalisme et étrangeté, les personnages seront plongés dans ce que j’appellerais un “rêve réaliste”, une vie en crayonné, où tout passe en mouvement en laissant des traces qui ne pèsent pas.